Il n’avait pas
touché à la corbeille de fruits tropicaux servie en dessert. Des mangues ayant
mûri sur l’arbre, quelques mandarines pétillantes et une belle tranche immaculée
de corossol qui semblait très juteuse pourtant. Il n’avait plus faim et son
esprit vadrouillait ailleurs déjà. « On se retrouve à Yaoundé ce soir»,
lui avait-elle chuchoté de sa voix calme, avant de s’en aller, emportant au
loin ce parfum si enivrant qui flânait toujours derrière son allure altière.
Elle semblait préoccupée, pressée d’abandonner le souvenir de Douala, la ville
de son enfance.
La dernière phrase de
Lisa trottait dans sa tête comme la grande aiguille paresseuse de la vielle
horloge du hall de la gare ferroviaire. Il prendrait le train lent du soir et
la retrouverait deux heures plus tard à Yaoundé. Bercé par le bruit des wagons
bleus de la compagnie Atlantic Express,
il verrait le paysage défiler sur son visage radieux et plongerait son regard
vague dans le film de leurs retrouvailles du soir. Mais avant, il fallait
retourner dans ses bureaux de la rue de l’hôtel de ville dans le cœur administratif
du quartier de Bonanjo à Douala.
Sur la centaine de
mètres qui séparaient le restaurant chinois « chez Tan Wui » où ils
avaient déjeuné ; et ses bureaux de la représentation JamBracker en Afrique
Centrale, il marchait d’un pas silencieux. En dégustant cette Gitanes qui
toujours lui facilitait la digestion, il restait perplexe. Pourquoi
Yaoundé ce vendredi soir ? Pourquoi était-elle si silencieuse pendant le
déjeuner ? Pas un sourire, pas une blague de son humour raffiné, pas une
explosion volcanique de sa passion si brusque et soudaine. En l’accueillant sur
la table de leur déjeuner hebdomadaire chez son ami Tan Wui ; elle lui
avait dit bonjour, puis elle s’était assise et avait commandé son plat favori de
Ha Kao, des raviolis aux crevettes cuits à la vapeur. Lisa n’avait plus dit un
seul mot, jusqu’à cette phrase sibylline ; « On se retrouve à Yaoundé
ce soir ».
Tout l’après-midi, son
téléphone n’avait pas arrêté de sonner, il avait discuté avec quelques clients
sur les nouvelles opportunités d’affaires, des commandes en attente de
livraison, des signatures de contrat à concrétiser. Jamais elle ne l’appela
pour confirmer ou annuler leur rendez-vous du soir, ni même préciser le lieu,
ou l’heure de leurs retrouvailles. Il la connaissait depuis longtemps déjà
Lisa, « ce qui est dit est dit, ce qui est fait est vu », telle était
la formule résumant son attitude. Elle n’avait de cesse de le marteler, l’air
de rien, quand parfois le doute de l’inconstance s’emparait lui. A la fin d’une
réunion de bilan hebdomadaire avec ses principaux collaborateurs, il souhaita
un excellent week-end à tout le monde, puis il se rendit à la gare ferroviaire
de Douala-Bessengué.
Il était huit
heures du soir quand le train 767 de la compagnie Atlantic Express fit son entrée
dans la gare de Yaoundé Elig-Essono. Les parfums frais de la ville enclos l’envahirent
aussitôt, et il sortit prestement une Gitanes, en approcha la flamme bleue de
son briquet en inox sur lequel les mots latins ad vitam aeternam étaient gravés
en noir. Il alluma son péché mignon et tira longuement sur le filtre de sa blonde
effilée. Des colonnes de fumée emplirent ses poumons et ressortirent en volutes
blanches dansant autour de se narines réjouies par les parfums chauds du tabac francilien.
Il essaya d’appeler Lisa pour lui annoncer son arrivée, mais la seule voix qu’il
entendit fut « Le numéro que vous venez de composer n’est pas disponible
pour l’instant, veuillez rappeler ultérieurement ». Il prit un taxi pour
le lieu de ses habitudes nocturnes, le restaurant cabaret La note exquise.
Basta est
historiquement le beau quartier bourgeois de la ville de Yaoundé. Il s’étale sur
environ neuf kilomètres carrés et est encerclé par une myriade de quartiers
populaires miteux. Bidzi Minkol qu’on traduirait les mets des hauteurs à l’ouest,
Elobi Nyanga qu’on désignerait splendeurs de vase au sud, Etoa Mekout ; la
flaque des fous à l’est et Nkol Bitom, la colline des palabres au Nord. Le restaurant
cabaret La note exquise était à sa
place à Basta. Un restaurant chic et cher pour rien, mais dans lequel, l’art
musical est pratiqué par des talents rares jouant des classiques de la
quintessence musicale africaine et mondiale.
Attablé depuis
quelques minutes déjà devant l’orchestre, avec un ravissement infini, il
reconnut rapidement quelques succès de la scène musicale congolaise ; Moyibi
de Pepe Kalle, Ziko Munduti de Pepe Kalle et Niboma, puis son ami le chanteur
Justo Caprio l’ayant aperçu en s’installant sur sa table habituelle ; coiffure
en crête d’iroquois, lunettes Ray-ban cintrant son visage racé et chaussures en
peau de panthère, lui adressa ses salutations amicales en lui dédiant la
chanson de ses premiers émois, Mpokolo de Tshala Muana ; subtil mélange de
mutuashi et de makossa. Il laissa son regard trainer de temps à autre sur son
téléphone multimédia ; pas un appel manqué, ni un message de Lisa. Il
était dix heures du soir déjà…Après la dédicace de Mpokolo, la soirée prit une
tournure enfiévrée, gigantesque, titanesque, car le célèbre et talentueux
guitariste Wall Street Ivundi faisait son entrée au-devant de la scène. Il
ouvrait les hostilités musicales équatoriales par un bikutsi des plus
explosifs. Essingan des têtes brûlées, un groupe mythique camerounais brillant
en parfaite comète, éclairant la scène musicale et disparaissant avec son génie
de la corde vibrante, Zanzibar.
Le clavier de son téléphone
qui s’illumine, un nom qui s’affiche, Lisa ; une voix ; « où
es-tu, viens me retrouver au Black & White café près de l’avenue John Kennedy,
je ne suis pas loin de là, des gens y jouent
au songo, tu ne peux pas le manquer ». Sur la piste de danse, Wall Street et
son orchestre interprétaient Limbé de Pascal Vallot ; un crève-cœur. Il se
leva, la mélodie dans le cœur, le rythme dans le sang ; sans dire au
revoir à ses amis, il s’en alla rapidement.
Le Black &
White café était immanquable en effet ; son grand panneau lumineux représentait
deux chats noirs et blancs s’embrassant passionnément et en dessous, une flèche
lumineuse clignotait dangereusement ; il était inscrit dessus « Entrez
c’est ici ! ». A cette heure tardive de la nuit, sur son bar orné de
vitraux et de bois d’ébène, femmes et hommes dégustaient des cocktails pas
communs, dans des verres empaillés de sucres colorés. Dans le grand hall orné
de toiles de jutes noires et rouges, des individus discutaient gaiement autour
de trois plateaux de songo ; des joueurs rigolaient bruyamment, faisaient
de grands gestes, chantonnaient, puis subitement tombaient comme en léthargie
et distribuaient des graines noires dans les cases du plateau de jeu. L’alcool
coulait à flot et des torrents de musiques électroniques de Bob Sinclair, Van
Muuren…finissaient de rendre l’endroit pittoresque et étrangement envoûtant. Un
message sur son téléphone ; « je suis dans la suite bon séjour, 3e
étage »
Minuit moins le quart…La
nuit avait disparu, la cadence des secondes s’était estompée, les couleurs se
mélangeaient dans une osmose gracieuse autour de son esprit porté hors du
temps. Il chercha l’escalier du regard, l’aperçut dans un coin du grand hall
éclairé de néons bleus. Il gravit les marches en s’accrochant à la rampe ornée
de velours bordeaux. Voilà près de dix heures qu’il ne l’avait pas revue, une éternité
d’imagination, d’interrogations, de contemplation et d’impatience. Arrivé au
deuxième étage du Black & White, il aperçut une porte en bois massif
portant l’inscription « Bon Séjour ». Il ouvrit la porte, un grand
sourire l’accueillit. « Bonsoir, je te présente Juste Bravo ; je
passerai la nuit avec lui… »
Ike, Ike…Chéri, réveille-toi
s’il te plaît ! Des gens sonnent avec insistance chez la voisine. Il
regarda sur le cadran de son BlackBerry ; il était deux heures et quart ;
c’était Mathilda à ses côtés. Le visage étrangement calme, Ike repensa à cette
phrase de Sigmund Freud, le psychanalyste de son imagination débridée : le
rêve ne prédit rien, il exprime un souhait dont il assure la réalisation.
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