samedi 5 janvier 2013

L’esthétique du rêve


Il n’avait pas touché à la corbeille de fruits tropicaux servie en dessert. Des mangues ayant mûri sur l’arbre, quelques mandarines pétillantes et une belle tranche immaculée de corossol qui semblait très juteuse pourtant. Il n’avait plus faim et son esprit vadrouillait ailleurs déjà. « On se retrouve à Yaoundé ce soir», lui avait-elle chuchoté de sa voix calme, avant de s’en aller, emportant au loin ce parfum si enivrant qui flânait toujours derrière son allure altière. Elle semblait préoccupée, pressée d’abandonner le souvenir de Douala, la ville de son enfance.

La dernière phrase de Lisa trottait dans sa tête comme la grande aiguille paresseuse de la vielle horloge du hall de la gare ferroviaire. Il prendrait le train lent du soir et la retrouverait deux heures plus tard à Yaoundé. Bercé par le bruit des wagons bleus de la compagnie Atlantic Express, il verrait le paysage défiler sur son visage radieux et plongerait son regard vague dans le film de leurs retrouvailles du soir. Mais avant, il fallait retourner dans ses bureaux de la rue de l’hôtel de ville dans le cœur administratif du quartier de Bonanjo à Douala.

Sur la centaine de mètres qui séparaient le restaurant chinois « chez Tan Wui » où ils avaient déjeuné ; et ses bureaux de la représentation JamBracker en Afrique Centrale, il marchait d’un pas silencieux. En dégustant cette Gitanes qui toujours lui facilitait la digestion, il restait perplexe. Pourquoi Yaoundé ce vendredi soir ? Pourquoi était-elle si silencieuse pendant le déjeuner ? Pas un sourire, pas une blague de son humour raffiné, pas une explosion volcanique de sa passion si brusque et soudaine. En l’accueillant sur la table de leur déjeuner hebdomadaire chez son ami Tan Wui ; elle lui avait dit bonjour, puis elle s’était assise et avait commandé son plat favori de Ha Kao, des raviolis aux crevettes cuits à la vapeur. Lisa n’avait plus dit un seul mot, jusqu’à cette phrase sibylline ; « On se retrouve à Yaoundé ce soir ».

Tout l’après-midi, son téléphone n’avait pas arrêté de sonner, il avait discuté avec quelques clients sur les nouvelles opportunités d’affaires, des commandes en attente de livraison, des signatures de contrat à concrétiser. Jamais elle ne l’appela pour confirmer ou annuler leur rendez-vous du soir, ni même préciser le lieu, ou l’heure de leurs retrouvailles. Il la connaissait depuis longtemps déjà Lisa, « ce qui est dit est dit, ce qui est fait est vu », telle était la formule résumant son attitude. Elle n’avait de cesse de le marteler, l’air de rien, quand parfois le doute de l’inconstance s’emparait lui. A la fin d’une réunion de bilan hebdomadaire avec ses principaux collaborateurs, il souhaita un excellent week-end à tout le monde, puis il se rendit à la gare ferroviaire de Douala-Bessengué.

Il était huit heures du soir quand le train 767 de la compagnie Atlantic Express fit son entrée dans la gare de Yaoundé Elig-Essono. Les parfums frais de la ville enclos l’envahirent aussitôt, et il sortit prestement une Gitanes, en approcha la flamme bleue de son briquet en inox sur lequel les mots latins ad vitam aeternam étaient gravés en noir. Il alluma son péché mignon et tira longuement sur le filtre de sa blonde effilée. Des colonnes de fumée emplirent ses poumons et ressortirent en volutes blanches dansant autour de se narines réjouies par les parfums chauds du tabac francilien. Il essaya d’appeler Lisa pour lui annoncer son arrivée, mais la seule voix qu’il entendit fut « Le numéro que vous venez de composer n’est pas disponible pour l’instant, veuillez rappeler ultérieurement ». Il prit un taxi pour le lieu de ses habitudes nocturnes, le restaurant cabaret  La note exquise.

Basta est historiquement le beau quartier bourgeois de la ville de Yaoundé. Il s’étale sur environ neuf kilomètres carrés et est encerclé par une myriade de quartiers populaires miteux. Bidzi Minkol qu’on traduirait les mets des hauteurs à l’ouest, Elobi Nyanga qu’on désignerait splendeurs de vase au sud, Etoa Mekout ; la flaque des fous à l’est et Nkol Bitom, la colline des palabres au Nord. Le restaurant cabaret La note exquise était à sa place à Basta. Un restaurant chic et cher pour rien, mais dans lequel, l’art musical est pratiqué par des talents rares jouant des classiques de la quintessence musicale africaine et mondiale.

Attablé depuis quelques minutes déjà devant l’orchestre, avec un ravissement infini, il reconnut rapidement quelques succès de la scène musicale congolaise ; Moyibi de Pepe Kalle, Ziko Munduti de Pepe Kalle et Niboma, puis son ami le chanteur Justo Caprio l’ayant aperçu en s’installant sur sa table habituelle ; coiffure en crête d’iroquois, lunettes Ray-ban cintrant son visage racé et chaussures en peau de panthère, lui adressa ses salutations amicales en lui dédiant la chanson de ses premiers émois, Mpokolo de Tshala Muana ; subtil mélange de mutuashi et de makossa. Il laissa son regard trainer de temps à autre sur son téléphone multimédia ; pas un appel manqué, ni un message de Lisa. Il était dix heures du soir déjà…Après la dédicace de Mpokolo, la soirée prit une tournure enfiévrée, gigantesque, titanesque, car le célèbre et talentueux guitariste Wall Street Ivundi faisait son entrée au-devant de la scène. Il ouvrait les hostilités musicales équatoriales par un bikutsi des plus explosifs. Essingan des têtes brûlées, un groupe mythique camerounais brillant en parfaite comète, éclairant la scène musicale et disparaissant avec son génie de la corde vibrante, Zanzibar.

Le clavier de son téléphone qui s’illumine, un nom qui s’affiche, Lisa ; une voix ; « où es-tu, viens me retrouver au Black & White café près de l’avenue John Kennedy,  je ne suis pas loin de là, des gens y jouent au songo, tu ne peux pas le manquer ». Sur la piste de danse, Wall Street et son orchestre interprétaient Limbé de Pascal Vallot ; un crève-cœur. Il se leva, la mélodie dans le cœur, le rythme dans le sang ; sans dire au revoir à ses amis, il s’en alla rapidement.

Le Black & White café était immanquable en effet ; son grand panneau lumineux représentait deux chats noirs et blancs s’embrassant passionnément et en dessous, une flèche lumineuse clignotait dangereusement ; il était inscrit dessus « Entrez c’est ici ! ». A cette heure tardive de la nuit, sur son bar orné de vitraux et de bois d’ébène, femmes et hommes dégustaient des cocktails pas communs, dans des verres empaillés de sucres colorés. Dans le grand hall orné de toiles de jutes noires et rouges, des individus discutaient gaiement autour de trois plateaux de songo ; des joueurs rigolaient bruyamment, faisaient de grands gestes, chantonnaient, puis subitement tombaient comme en léthargie et distribuaient des graines noires dans les cases du plateau de jeu. L’alcool coulait à flot et des torrents de musiques électroniques de Bob Sinclair, Van Muuren…finissaient de rendre l’endroit pittoresque et étrangement envoûtant. Un message sur son téléphone ; « je suis dans la suite bon séjour, 3e étage »

Minuit moins le quart…La nuit avait disparu, la cadence des secondes s’était estompée, les couleurs se mélangeaient dans une osmose gracieuse autour de son esprit porté hors du temps. Il chercha l’escalier du regard, l’aperçut dans un coin du grand hall éclairé de néons bleus. Il gravit les marches en s’accrochant à la rampe ornée de velours bordeaux. Voilà près de dix heures qu’il ne l’avait pas revue, une éternité d’imagination, d’interrogations, de contemplation et d’impatience. Arrivé au deuxième étage du Black & White, il aperçut une porte en bois massif portant l’inscription « Bon Séjour ». Il ouvrit la porte, un grand sourire l’accueillit. « Bonsoir, je te présente Juste Bravo ; je passerai la nuit avec lui… »

Ike, Ike…Chéri, réveille-toi s’il te plaît ! Des gens sonnent avec insistance chez la voisine. Il regarda sur le cadran de son BlackBerry ; il était deux heures et quart ; c’était Mathilda à ses côtés. Le visage étrangement calme, Ike repensa à cette phrase de Sigmund Freud, le psychanalyste de son imagination débridée : le rêve ne prédit rien, il exprime un souhait dont il assure la réalisation.

Manekang.

mardi 1 janvier 2013

Le monde a changé chez nous.


La réalité et l’apparence sont bien souvent les deux faces de la même pièce de monnaie. Parce qu’elles sont lancées dans les airs par la main du hasard, un concours de circonstances ou une succession de choix et de décisions, les deux faces de cette pièce tournoient, mais finissent indubitablement par retomber sur le sol. La réalité et l’apparence sortent alors du trouble causé par la rotation et chaque face retrouve son identité en se libérant de la confusion. Une face devenant visible et l’autre se retrouvant occultée, jusqu’au prochain lancer.

Pendant le tournoiement de la pièce, il faudrait un stroboscope pour distinguer parfaitement ses deux faces. Le stroboscope est un appareil permettant de donner l’illusion qu’un objet pourtant rapide se déplace au ralenti. Mais, les stroboscopes physiques ne se trouvent pas à tous les coins de rue et l’observation détaillée du tournoiement de la pièce n’est pas indispensable au bien vivre quotidien de chaque citoyen. La chute de la pièce seule permet dans ce cas d’observer le détail de la réalité et celui de l’apparence.

Le monde a changé chez nous, c’est la raison pour laquelle nous pouvons et devons désormais distinguer la réalité de l’apparence ; c’est la raison pour laquelle il est urgent de distinguer la réalité et l’apparence. Nos critères de distinction seront bons, car ils correspondront à des canons universellement admis par les organismes et institutions de notoriété mondiale et les comités d’experts de tous horizons. Le monde ayant changé chez nous, distinguer le vrai de l’illusion nous mettrait face à nos responsabilités, devant nos défis, nos servitudes, étalerait nos réels succès aux yeux de tous.

Mais chez nous, où est-ce exactement ? Dans une planète où les distances ne sont plus des obstacles, le chez soi devient inéluctablement le lieu où l’on peut s’épanouir le mieux, celui où on peut construire sa vie, ou celle de sa famille en jouissant de ses droits et en accomplissant ses devoirs vis-à-vis de la société. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, disait Blaise  Pascal. Cette assertion nous permet de situer le chez nous dont il est question ici, au Cameroun, parce que le cœur y situe ses raisons.

Pourquoi le monde a-t-il changé chez nous ? Un découpage des cent dernières années nous permet de distinguer cinq grandes époques : l’époque précoloniale (avant la signature du traité Bell-Nachtigal en 1885), l’époque coloniale (1886-1959), l’époque postindépendance (1960-1974), la tragédie des trente honteuses (1975-2005) et le monde actuel. Ce qui caractérise le monde actuel c’est la rapidité de circulation de l’information, sa disponibilité, son instantanéité, le polymorphisme des sources. Ce monde du « Open Data », ou monde de l’information disponible, met à la portée d’un plus grand nombre d’individus un flux d’information agissant comme un levier d’opportunités d’affaires, d’échange, d’expression, de compréhension et d’engagement citoyen.

Le monde actuel agit comme un stroboscope cérébral améliorant la perception de la réalité, permettant de scruter habilement l’apparence par chaque citoyen le souhaitant. Réalité et apparence demeurent deux faces d’une même pièce de monnaie, mais sous la lumière stroboscopique de l’Open Data, vérité et illusion ne sont plus mystifiés par aucun lanceur de pièce. Le responsable politique qui ne l’a pas compris devient un dinosaure de l’espace public, une pièce de musée aberrante et inadéquate pour la conduite des affaires de la cité.

Manekang.